Lettre à un mal-aimé
Cher Mal-Aimé,
Je suis l’oiseau de mauvais augure. J’en accepte la responsabilité et j’espère que tu pourras recevoir ce que je dois te dire. Pendant des années, au plus profond de toi-même, tu t’es senti sérieusement mal-aimé, abandonné, oublié, ignoré, sans recours et, pire, ne méritant pas l’amour de qui que ce soit. Je t’écris aujourd’hui pour te confirmer tes pires craintes : c’est vrai que tu es mal-aimé. D’une certaine façon, je sais que ça ne provoque pas un choc en toi et que peut-être même tu te sens soulagé d’entendre finalement quelqu’un de l’extérieur déclarer ce que tu as toujours su : c’est évident, tu es mal-aimé. J’ai même la conviction que cette nouvelle ne te causera pas plus de larmes. Tu as pleuré si fort et si longtemps au fond de toi que dire ce qui va de soi relâchera sans doute une partie de ta tension interne. Tu n’as plus besoin d’entretenir un semblant de bonheur ou de bien-être, tu peux finalement reconnaître que tu es misérable, seul, incompris et sans la moindre personne pour défendre tes intérêts. Je sais qu’au cours de ta vie tu as fait de nombreuses tentatives pour étancher ta soif d’amour. Je sais aussi que, pour la plupart, elles ont mal tourné.
Je suis ici pour te dire de simplement y renoncer. Laisse tomber. Arrête. Ça ne sert à rien. Tu es mal-aimé, c’est tout. Nous savons tous les deux la faute à qui – vraiment – mais tu peux cesser de te tourner dans cette direction. Rien ne va changer. C’est comme ça. Ils ont fait de leur mieux et ils ont échoué. Toi aussi, tu as échoué mais nous ne sommes pas là pour parler de tes propres actions. Nous parlons de ton sentiment de « mal-amour ». Nous savons comment ces flèches de haine, d’envie, de jalousie, de colère volent en tous sens ; comment elles percent ton cœur sensible et comment elles te font regretter d’être né. Tu aurais pu choisir de rester dans le ventre et d’y mourir mais non : tu as choisi de prendre le risque de naître et regarde où tu as atterri. Tu ne peux pas éviter la douleur du monde. Il doit bien y avoir quelques bonnes raisons de ta présence en dépit de toutes les incertitudes qui jalonnent ton chemin dans ce monde de douleur.
Aussi mal-aimé que tu sois, je te demande de te torturer le ciboulot et de trouver au moins une vraiment bonne raison de persévérer. Est-il possible que tu te cramponnes toujours à ce rêve ancien de l’amour parfait ? L’amour inconditionnel. Ah ! Comme ça sonne délicieusement dans mes oreilles ! Comme ça me fait rêver, souhaiter, espérer et continuer à vivre ! Je me donnerais toute entière pour sentir cet amour m’infuser, s’emparer de moi, embraser mon cœur et briller dans mes yeux. Toi aussi, tu as ce rêve au plus profond de toi-même mais il n’est pas encore formulé. Il n’a pas trouvé des mots que tu puisses entendre. Tu sembles très attaché à ton moi mal-aimé et, clairement, tu serais complètement largué sans lui. Et bien écoute mon conseil : cramponne-toi à ce moi mal-aimé aussi longtemps que possible. Au bout du compte, tu mourras et c’en sera fini et ça ne fera rien à personne que tu te sois accroché à ton pauvre, pauvre, pauvre moi toute ta vie. Mieux vaut le moi que tu connais que prendre le moindre risque inutile avec le véritable amour. Pourquoi cette insistance à attendre de l’amour humain qu’il soit inconditionnel ? D’où t’est venue cette idée ? Tu l’as rêvé, c’est ça ? C’est un si beau rêve ! Je l’ai fait aussi. C’est mon rêve préféré. Dedans, je me sens acceptée, intégrée, désirée, voire… voire… adorée ! Parfois mon rêve arrive avec des milliers d’applaudissements ; parfois il surgit dans un regard adorateur qui me laisse immensément heureuse. Alors je me réveille.
J’écris pour te dire de te réveiller. Il est temps d’arrêter de rêver. Vas-tu gaspiller plus encore de ce cadeau précieux de la vie qui te tombe dedans lors de ton arrivée et t’est arraché lors de ton départ ? Si tu le dois, rassure ton moi mal-aimé car il peut rester mal-aimé tant qu’il le voudra. Ce qu’il choisit de faire sur le long terme ne te regards pas. Pourtant j’aimerais vraiment te demander de tenter – oui, juste de tenter – l’expérience avec l’amour d’une fleur qui donne sa beauté sans rien demander en retour. Oui, certaines fleurs sont empoisonnées, d’autres ont des épines et d’autres sont sans éclat. Comme nous, elles font partie de la nature et leur amour sans condition, comme celui d’un parent, n’est pas parfait. Peut-être que, quand tu peux tolérer l’idée d’un amour humain imparfait, tu peux pardonner… te pardonner… pour ce que tu n’as jamais été capable d’être dans ton imagination pour ceux qui t’ont transmis la vie. Ce n’est pas si compliqué, tu sais. Tu dois juste admettre ne rien savoir de l’amour inconditionnel, à part dans tes rêves, puis tenter d’améliorer l’état d’amour conditionnel dans lequel nous vivons ici, sur cette planète.
Peut-être que quelqu’un t’a dit quelque chose à propos d’amour Universel ou d’amour de Dieu ou une formule de ce genre. Par cet écrit, je confirme qu’effectivement, oui, c’est d’un grand secours mais je voudrais t’avertir, au cas où tu chercherais une option douce, qu’en réalité c’est, au début, un travail difficile. Il n’y a pas de baguette magique. Mets ta baguette magique avec tes ustensiles de rêve. C’est là que je garde la mienne. A propos, peut-être as-tu remarqué qu’il y a tant de gens qui vivent selon la loi de la baguette magique que, très souvent, la vie peut ressembler à une répétition de Harry Potter. Alors, pour ce que ça vaut, tu n’es pas seul.
Tu sais, je ne t’écrirais pas ça si je ne pensais pas que tu pourrais le recevoir. D’un point de vue scientifique, l’amour est quelque chose d’intéressant à pratiquer. Ça a un impact physiologique sur toi, tu sais. Ça tourne autour du point délicat concernant Dieu et, pour un débutant dans l’art de l’amour conditionnel, c’est un bon endroit pour commencer.
Ne fais rien. Concentre juste ton attention sur la région de ton cœur et commence à respirer profondément à travers tout ton corps. Que tes expirations soient légèrement plus longues que tes inspirations. Pense à un moment heureux, délicieux, drôle et reste avec lui pendant une minute à peu près. Fais ce petit exercice aussi souvent que tu veux et ressens en l’impact sur ta capacité à te sentir mieux vis-à-vis de toi-même et du monde. Assez curieusement, quand tu commenceras à te sentir mieux en toi-même, tu commenceras à sentir de l’amour autour de toi et, plus étrange encore, les conditions qui, d’habitude, accompagnent l’amour commenceront à s’estomper, devenir plus insignifiantes. Quand tu deviens conscient des conditions attachées à l’amour entre humains, tu pardonnes un peu plus facilement les manques à gagner. Petit à petit, tu sens une floraison au plus profond de ton cœur, dans un endroit paisible qui ne peut pas se laisser décourager par les défauts du monde. C’est là que tu trouves l’amour inconditionnel. Dans cet endroit secret qui a toujours été là et qui ne sera jamais perdu ou supprimé. Mais c’est un voyage et, tant que ton moi mal-aimé domine la scène, ça semble être une tâche monumentale d’entamer ce voyage.
Je te souhaite sincèrement le meilleur et j’espère que tu trouveras en toi l’endroit pour me pardonner de t’écrire par ces mots. Puissent-ils t’orienter dans la bonne direction.
Bien fidèlement
Ton mieux-aimé