Les moi s'écharpent (un dialogue au téléphone)
Allo ?
…
Allo ? Qui est à l’appareil ?
Es-tu celui que tout le monde aime ?
Ah ! Je peux dire par le ton de ta voix que tu dois être celui sur lequel la patronne a écrit le mois dernier.
Espèce de prétentieux, de méprisant…
Je pensais bien que c’était toi. Tu te sens encore un peu indésirable, n’est-ce pas ?
Ecoute, j’appelle juste pour te dire que c’est à cause de toi que je me sens mal aimé. J’ai essayé de te le dire plus tôt mais, chaque fois que je t’ai en ligne, tu me prends la tête. Je te vois briller en public mais ça ne prend pas avec moi. Je connais tous tes petits secrets. Ce n’est pas juste que tout le monde t’aime. S’ils savaient ce que je sais de toi…
Ecoute, y a-t-il quelque chose que je puisse……
Et s’il y a une chose qui me met hors de moi c’est quand tu prétends me venir en aide. A chaque fois que tu essaies de m’aider, je me sens incapable et, quand je me sens incapable, une rage violente m’écrase sous son poids.
Ta demande insatiable d’attention fait qu’il est très difficile de t’aimer.
Mais qu’est-ce qui fait de toi un expert en amour ? Même si tu dis et fais toujours ce qu’il faut en public, ça ne te donne pas l’excusivité sur le droit d’aimer. En tous cas, moi, je te déteste vraiment. Je pourrais même dire que je te hais. Oui, c’est certain, je te hais.
Maintenant que tu le dis, ce sentiment est probablement mutuel.
Autre chose : tu ne m’invite jamais à t’accompagner. Tu me caches derrière ce sourire social que tu arbores. Pas étonnant que je me sente à ce point mal aimé. Je me sens désespéré. N’as-tu donc aucune conscience de ma tristesse exquise ?
Ecoute au moins la façon dont tu me parles ! Tu cries ; tu parles de haine ; tu revendiques une tristesse exquise. Je suis horrifié par tes exagérations. Tu n’attendrais pas vraiment de moi de t’inclure dans ma vie sociale et encore moins dans ma vie professionnelle, non ? Tout à fait franchement, je n’ai pas confiance en toi. Comme tu es imprévisible, on ne peut pas compter sur toi. Je ne peux tout simplement pas te laisser ficher ma vie en l’air.
Ah, tu finis enfin par être un petit peu honnête avec toi-même. Pas trop tôt !
Voilà que tu fais le malin !
J’aime ça quand je peux pousser cette armure de contrôle de soi à révéler quelques fissures. Je m’en sens déjà mieux. Content d’avoir appelé !
Comme j’en ai marre de toi ! Ça me coûte de te garder sous contrôle. Dis-moi simplement ce dont tu as besoin et fiche le camp !
Je veux juste un peu d’amour et de reconnaissance. En tous cas, je ne m’en irai pas.
OK ! Je t’aime ! Qu’en dis-tu ? Ça te va ?
Maintenant qui fait le malin ? Tu vois, on est deux. Je suis juste plus authentique que toi. J’ai une vie émotionnelle, moi. Je sens les choses.
Tant mieux pour toi ! Ça explique en tous cas pourquoi tu fais tant d’histoires à propos du fait d’être mal aimé mais ça n’explique pas pourquoi je me sens si mal à l’aise en ta compagnie.
C’est évident, pourtant ! Je réponds instantanément tandis que tu planifies toujours à l’avance. Nous ne parlons pas le même langage. Je nage dans un océan de tristesse et suis submergé par la douleur du monde ; je gémis et je crie d’angoisse ; je pleure la fragilité de l’humanité ; je…
Assez ! Ça suffit ! Encore une fois, tu vas dans la démesure et l’excès ! Je comprends, c’est maintenant certain, pourquoi je te laisse à la maison quand je vais travailler. Je pense que nous devons en parler à la patronne car je ne vois pas comment nous pourrons jamais parvenir à gérer nos différences. A propos, quel âge as-tu ?
Le même âge que toi !
Pas du tout !
A LA COUR DES MOI DYSFONCTIONNELS
(un certain temps après cet échange)
Le jury s’est retiré et a délibéré. Après avoir examiné soigneusement les plaidoiries des deux parties et à la lumière de leurs différences d’âges, d’intérêts, de fonctions et d’expérience du monde, le jury souhaite faire les recommandations que voici :
Que celui qui, par nature, est un organisateur continue à gérer les affaires courantes.
Que celui qui a de la poésie dans l’âme trouve un moyen de l’exprimer.
Que celle ou celui (mieux connu(e) comme la patronne ou le patron) qui leur sert d’intermédiaire fasse preuve de patience, d’amour et de compréhension de part et d’autre.
Qu’un traducteur soit mis à disposition quand les parties ne trouveront plus un langage commun pour communiquer.
Que le corps qui les héberge leur enseigne à tous deux l’art d’aimer.
Que toutes les parties se soumettent aux principes de la Bienveillance Aimante qui gouverne l’Univers, c’est à dire à l’Amour qui surpasse toute intelligence.
A suivre………Lynne
Photos & traduction par Alain GEOFFROY