REQUIEM
Nos vieux disparaissent. Moins ils sont nombreux, plus je m’approche de l’échéance. Je meurs mais la vie continue. D’autres me suivent.
Le message a dit que ton père était mort mercredi, mi-janvier, au plus fort de l’été. Au cœur de l’été, la vie se présente en nuances de vert intense et fruits charnus. L’espoir est à son apogée sous le soleil et porté par des vents chauds. La saison se pare de sa propre grâce. Peut-être est-ce plutôt un bon moment pour s’en aller. Comme tu as dit que tu étais là, je suppose que tu as pu voir que les chaussures étaient devenues trop étroites et la chemise trop large. A-t-il dit qu’il était prêt ou sentait-il encore l’attrait pour les visages familiers, les paysages connus, le ronronnement de la vie quotidienne ? Appréciait-il le bourdonnement agaçant des mouches et le gazouillis des oiseaux du coin ?
Il paraît que, si nous choisissons la voie de la nature, quand et comment nous mourons ne dépend pas de nous mais je suis frappée par sa gentillesse quand nous lui confions notre corps usé. Elle reconnaît notre chair et nos os comme une part d’elle-même. Elle nous voit tels qu’en nous-mêmes et libérés de tout artifice alors qu’elle nous rappelle à elle. Nous ne sommes que poussière et nous retournerons en poussière en rentrant chez nous.
Ma respiration n’est pas laborieuse. Je ne souffre pas. Je ne suis pas seule devant la porte – pas encore. Je vous conte les histoires de celles et ceux qui furent sur place à temps pour dire au revoir. Des adieux précieux. La revitalisation du flux de l’amour à la onzième heure : des mots ou un contact physique sans équivalent avec ceux partagés avec la personne pendant une vie entière ; une connaissance profonde au-delà de la structure du familier.
Certains ont dit : « Je suis juste sorti prendre un café et elle a pris congé pendant que j’étais absent ». D’autres ont parlé d’impossibles traversées de la Manche en train de nuit. J’ai passé deux jours assise dans les airs mais il était toujours là quand je suis arrivée. Assez de temps. Assez de temps. Sa mère est partie le 31 décembre, laissant derrière elle des arbres nus, des coups de pinceau sur un ciel d’hiver. Son choix du moment pour un usage exquis du point final a laissé son enfant déjà âgé libre d’écrire le prochain chapitre.
Et ces récits nourrissent nos vies tandis qu’elles suivent leur cours. Ils nous donnent un sens d’une fin qui enrichit la poésie de chaque jour qui s’offre encore à nous. Quand les vieux s ‘en vont, leur départ nous rappelle notre nature éphémère. Nos âmes ont beau chercher refuge dans le mythe de l’éternité, quelle que soit la réalité que nous ayons construite au cours de notre vie et quelle que soit la famille dont nous ayons fait partie, ce qui a aidé et soutenu la construction de nos histoires personnelles, nous les laissons derrière nous quand cette force vitale finit par nous quitter. Nous le savons.
Je ne parle pas ici des tragédies de la vie. Quel requiem pourrait étancher la douleur de la mort prématurée ? L’enfant unique dans un accident de voiture à l’autre bout du monde. Le frère aîné, du SIDA. La petite sœur du cancer en huit jours. L’assassinat de l’innocent par l’ignorant. Pour ceux qui restent, il n’y a pas de chant de l’âme à chanter.
Mais nous nous relevons sans cesse des cendres et des débris. Nous nous débarrassons de l’accessoire, du futile et du superflu. Nous mettons nos chaussures et nous coiffons pour sortir et rencontrer le monde. Nous trouvons des moyens d’aimer le vivant. Nous pansons nos vieilles blessures d’une licence poétique. Nous nous délectons de l’air que nous inspirons et que nous expirons. Nous attendons notre tour en espérant que ce soit au moment opportun.
J’offre ce requiem à ceux qui sont partis avant nous en observant ceux qui sont en train de se débattre avec leur propre mythe de la réalité. Je regarde l’usure du temps.
Lynne
Le 20 janvier 2018